La photographie argentique : effet de mode ou retour d’une pratique perdue ?

Après une apparente mort à la fin des années 2000, la photographie argentique semble avoir connu un retour en grâce auprès d’un nouveau public, notamment sur les réseaux sociaux. Elle séduit de plus en plus de photographes désireux de changer leurs pratiques.

Acheter une pellicule, regarder dans le viseur, appuyer sur le déclencheur… Ça y est, le cliché est pris, impossible de revenir en arrière. Pas d’écran, pas de carte mémoire, le résultat ne sera disponible qu’après le développement, dans une chambre noire. La photographie argentique demande plus d’attention, de patience et de minutie. L’histoire de la photographie est intimement liée à ce que l’on appelle aujourd’hui « l’argentique ». En réalité ce terme est plutôt récent, il est utilisé pour distinguer cette pratique de la photographie numérique. Le mot « argentique » renvoie aux procédés chimiques actifs dans le développement et le tirage. 

L’argentique est un pan énorme de l’histoire de la photographie. Tout commence vraiment à partir de 1925, cette année-là, la marque Leica commercialise le premier appareil utilisant du film de cinéma au format 24*36. Peu à peu, un grand nombre de marques  comme Ikon, Minox, Rolleiflex ou encore Semflex développent des appareils et des pellicules et la pratique se diffuse. Pendant plus de soixante-dix ans, la photographie argentique va se populariser et devenir de plus en plus accessible. À partir de 1960, la marque japonaise Nikon fait une entrée fracassante sur le marché avec son modèle F. Dans le même temps, la marque Kodak démocratise la photographie couleur en proposant l’Instamatic. Pour plusieurs générations, l’argentique représente une madeleine de Proust, c’est notamment le cas pour Frédéric Lancelot, photojournaliste indépendant. Il raconte : «  Je suis un amoureux de la photo depuis ma tendre enfance. Mon père faisait beaucoup de photos, il avait un labo, donc depuis que je suis tout petit je vois mon père avec un appareil photo et ça m’a donné envie. »

Le numérique prend le dessus 

Au début du XXIème siècle, l’avènement du numérique met à mal la photographie argentique, peu à peu les pellicules sont remplacées par les cartes mémoire, et le papier par des fichiers sur des ordinateurs. Dans les années 2000, Kodak commence à licencier de plus en plus de personnel, en 2010 elle arrête de produire la célèbre pellicule Kodachrome et en 2012 la société dépose le bilan. Kodak n’est pas la seule entreprise à rencontrer des difficultés au début des années 2000. En 2013, FujiFilm est obligé d’arrêter la production de la plupart de ses pellicules. L’argentique tombe peu à peu dans la désuétude. À l’époque où le numérique domine et où l’instantanéité fait loi, la pratique de la photographie argentique qu’on pensait disparue semble revenir peu à peu sur le devant de la scène. 

Faire du vieux avec du neuf

Alors qu’on la croyait sur le déclin, la Kodak Eastman Company connaît depuis quelques années un retour sur le devant de la scène grâce à la photographie argentique. Selon Nagraj Bokinkere, vice-président de la production de pellicules chez Kodak, les recrutements sont au plus haut : « Durant les 18 derniers mois, nous avons recruté plus de 300 personnes et nous cherchons à en recruter plus », peut-on lire dans un tweet le citant datant du 11 octobre 2022 sur la page Twitter de l’entreprise. Recruter des employés est devenu nécessaire pour l’entreprise afin de « suivre la demande pour les pellicules de 35mm qui a explosé ces dernières années. »

D’autres acteurs historiques de l’argentique ont également décidé de revenir aux sources, à l’image de la marque Leica. La firme allemande a ressorti début novembre son célèbre modèle M6, produit à l’origine entre 1984 et 2002.

C’est également le cas pour la marque autrichienne Lomography, qui a enregistré de très bonnes ventes ces dernières années : « On a d’abord vu une recrudescence de l’intérêt pour nos appareils Simple Use, qui sont des appareils qui fonctionnent comme des jetables, mais qui sont rechargeables, raconte Florine Garcin, responsable communication, partenariat, relation presse chez Lomography. Il y a eu beaucoup de demandes dès la sortie de cet appareil en 2017, notamment chez les jeunes (…) car le Simple Use est une bonne entrée en matière pour l’argentique. »

Ce regain de l’intérêt de l’argentique de la part du grand public profite à la marque qui a fermé ses boutiques pour proposer ses produits en vente ailleurs : « On vend nos appareils dans des musées. Après une expo photo, un visiteur peut avoir envie de faire la même chose. On a également la clientèle de concept store qui a un intérêt pour le design et qui peut s’intéresser à nos produits car on a des appareils avec des éditions très différentes, très colorées. »

Cependant, de nombreuses marques peinent à suivre la demande et les problèmes d’approvisionnement liés aux répercussions de la pandémie se font encore ressentir : « Notre gamme de pellicule Color Negative est un peu compliquée à trouver dans le monde entier, admet Florine Garcin. C’est lié à l’état global du marché où il y a des difficultés d’approvisionnement en matières premières, mais aussi des difficultés d’acheminement. » Ces pénuries ont entraîné une fulgurante augmentation des prix. Par exemple, entre septembre 2020 et novembre 2022, le prix de la pellicule Lomography Color Negative 800 est passé de 23,25€ à 49,90€ sur la boutique en ligne Nation Photo.

Digital vintage

Si l’argentique a réussi à revenir sur le devant de la scène, c’est aussi parce qu’il a su s’adapter à l’ère du tout digitalisé. On l’observe notamment dans les laboratoires photos qui voient une jeune clientèle privilégier le scan des pellicules et non le tirage papier : « On nous demande souvent le développement et la numérisation », constate Jean-Paul Naja, gérant de la boutique Photo Signe des Temps à Toulouse.

Cette numérisation permet de poster les photos sur les réseaux sociaux où elles ont conquis un grand nombre de d’utilisateurs. Ainsi, sur Instagram, le hashtag #FilmIsNotDead (ou « La pellicule n’est pas morte ») cumule à ce jour presque 24 millions de publications. Pour Yannick Daho ce regain d’intérêt est lié « à toutes les célébrités qui commencent à utiliser l’argentique et à publier sur les réseaux. Les jeunes qui les suivent trouvent ça cool ». En 2018, Kendall Jenner s’est présentée sur le plateau de Jimmy Falon lors de l’émission The Tonight Show équipé d’un Contax T2. Les ventes de l’appareil argentique se sont rapidement multipliées après ça. Mais elle n’est pas la seule, en 2019, le photographe Frank Ocean a utilisé un compact P2 pour photographier les stars du Met Gala. En France, on peut citer l’influenceuse Léna Mahfouf, dîte Léna Situations qui fait des photos à l’appareil jetable. 

En plus des stars, de jeunes utilisateurs se sont mis à créer des comptes YouTube, TikTok ou Instagram sur la photographie argentique. Hugo Grandin parle d’argentique sur TikTok, il s’y est mis il y a deux ans et demi : « J’avais vu un certain engouement autour du sujet. Mais le contenu ne suivait pas, et il n’y avait pas beaucoup de conseils pour les utilisateurs, à part des vidéos YouTube, mais elles n’étaient pas destinées aux néophytes ». Il y a aussi des boutiques comme Yannick Daho et sa collègue Estelle, ils la gèrent sur la page Instagram @24poses.co. Pour cela, ils mettent en vente des appareils photos vintage : « On écume beaucoup les brocantes, mais aussi Leboncoin, Ebay, sur les groupes qui sont liés à l’argentique, des gens qui veulent se débarrasser des appareils. Il y a aussi le bouche-à-oreille, et des personnes qui viennent nous vendre leurs boîtiers. Une fois qu’on les a trouvés, on les teste, s’ils sont en bon état on les garde de côté, si on doit les réparer on le fait. Ensuite on propose ça à la vente. ». 

La nostalgie du passé 

Mais alors pourquoi la photographie argentique revient ?  À l’instar du vinyle et des fripes, tout ce qui fait partie du passé intrigue et attire : « La jeune génération qui découvre ce monde-là, trouve ça intéressant, imparfait, cela leur permet de calmer l’instantanéité de notre société » explique Frédérique Gaillard, enseignante-chercheuse en photographie à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Dans le monde du photojournalisme, l’argentique trouve aussi un certain intéressés. Rafael Yaghobzadeh est photoreporter indépendant, il propose notamment des clichés pris en Ukraine sur pellicule. Selon lui, elle permet de garder une trace indélébile : « Face au déluge quotidien d’images numérique, il est précieux pour les archives de demain de documenter l’Histoire contemporaine avec de l’argentique. Je trouve qu’il est intéressant de garder une trace tangible des événements qu’on vit aujourd’hui à côté des pixels que l’on enregistre avec nos téléphones portables ou autres appareils photos. » Pour autant, l’argentique n’a pas sa place dans l’actualité quotidienne car aujourd’hui, l’information circule trop rapidement : « L’argentique a cependant un avenir dans la photographie documentaire, dans un temps plus long et plus posé », précise-t-il. 

De leurs côtés les photographes professionnels gardent une certaine nostalgie de la pratique, même si dans leur métier ce n’est bien entendu pas ce qu’ils utilisent le plus. « J’ai eu quelques demandes. Cependant, dans une société où on veut tout, tout de suite, c’est une prestation que je ne propose plus ou très peu », témoigne Cécile Humenny, photographe à Toulouse. Pour d’autres cette pratique n’a pas lieu d’être « C’est de l’esbroufe, ce sont les bobos et les petits jeunes qui s’y intéressent comme pour le vinyle. Ça pollue, c’est trop cher, et ça reste un effet de mode pour certains » critique le photographe Christophe Ferrand. 

Une pratique imparfaite

Pour autant, c’est chez les jeunes amateurs que la pratique se popularise vraiment. Pour certains c’est une manière de faire de la photographie autrement. « J’aime la spontanéité, l’erreur de la photo qu’on n’a pas dans le numérique. Avec le numérique on essaie de refaire la photo pour qu’elle soit parfaite. L’argentique laisse place à l’imprévu et offre des rendus que l’on a pas anticipés et qui sont intéressants » témoigne Amandine 26 ans. C’est aussi un moyen de s’échapper de la prise de vue classique. « En vacances, je ne prends plus que mon argentique. Parce que ça ne sert à rien de faire les mêmes photos que n’importe quel touriste. En plus quand on les reçoit 2 semaines après être revenu des vacances, on a un peu l’impression d’y retourner » s’amuse Pauline, technicienne lumière de 23 ans.

La photographie argentique fait donc bel et bien partie d’une tendance à la hausse. Même si elle reste une pratique de niche, pour des utilisateurs avertis. Comme l’explique Cécile Humenny « Dans une ère d’images, ou on doit tout publier à l’instant T, l’argentique apporte un nouveau souffle à la photographie et obligé à apprécier l’unicité d’une photo. Mais je pense qu’elle reste uniquement accessible pour les amoureux de la photo ».